"Malgré les grands progrés que je fais en allemand, il est clair que j'y suis venu trop tard, et que je ne parlerai jamais cette langue comme le français. Je ne le regrette pas trop". Michel Tournier, "Le Roi des Aulnes".

01 avril 2007

Maître Pierre

De retour avant hier d'une mission fort délicate (double vaccinations chez la pédiatre), je décidai de m'arrêter auprès d'une petite Bäckerei repérée lors d'une précédente visite. La Bäckerei (prononcez Bäcker comme le Becker de Boris et le "ei" final comme de l'ail, respirez entre les deux syllabe, vous parlez allemand : Bäcker'ei) est sensée remplacer la boulangerie outre-Rhin.

Beau challenge qui ne peut conduire le visiteur français de passage qu'à un long moment d'hésitation et de gêne masquant une profonde déception intérieure : Mais merde alors, une baguette, c'est quand même pas sorcier à faire. C'est à moi ? Oui, alors je prendrai bien un peu de ce schwarzes saftiges vollkornbrot. Danke.

Ce genre d'avanie est naturellement réservé aux seuls étrangers sans culture germanique. Voilà bien longtemps que je m'en suis prémunis en dressant une liste noire des Bäckereien suspectes du quartier.

Vendredi dernier, donc, je pénètre dans cette Bäckerei déjà visitée près de l'Aachenplatz. Je m'étais décidé devant la vitrine pour une französische Baguette. Nostalgie. Arrivé au comptoir, deux clients s'affairent devant moi, m'offrant le temps nécessaire pour me permettre de jeter un coup d'oeil sur les rayonnages et de changer d'avis: une miche aux allures payasannes ma foi fort dodue et appétissante qui se mariera parfaitement avec une tranche de jambon cru et un verre de vin rouge. Le nom de cet oeuvre culinaire me conforte dans mon choix: Maïtre Pierre.

C'est à moi. Le "Was kann ich für Sie tun" vient de fuser de l'autre côté du comptoir, que je n'ai pas encore eu tout à fait le temps de m'essayer à prononcer Maître Pierre à l'allemande. La boulangère me fixe. Des clients piétinent derrière moi. Une seconde d'hésitation. Et puis merde, c'est du français, je le dis à la française. Je me lance, un peu hésitant: "Ein Maître Pierre, bitteuh".

J'ai très vite senti que la boulangère n'était pas du genre à s'amuser des accents chantants de ses clients étrangers. Dans une moue alliant dégoût et agacement, elle me demande assez sêchement de reformuler mon souhait dans un allemand compréhensible.

Je ne désarme pas et lance un magistral: "Ein Mah-i-treu Pi-erreu".

Le désarroi se lit désormais sur le visage de mon interlocutrice. Elle cherche du regard une collègue et prend à témoin les clients qui s'impatientent derrière moi pour leur signifier que faire son service dans des conditions pareilles n'est décidément plus possible.

Une vague gêne m'envahit et me brûle désormais les tempes. Pourquoi n'ai-je pas pris cette foutue baguette. Reste pour moi l'impensable mais irremplaçable attitude à adopter dans ces cas de nécessité: je pointe du doigt l'objet convoité comme un gamin de 6 ans qui attend sa glace depuis plus d'une heure.

Bientôt un an et demi que je suis en Allemagne et pas moyen de se faire servir un pain correctement dans une boulangerie. Il est midi passé et je songe furtivement à quitter de manière définitive ce pays.

2 commentaires:

Anonyme a dit…

et elle était comment cette miche Maïtre HEUTREY ?

Anonyme a dit…

Oh ma pauvre, c'est vrai que dès que je dis je mets du Français dans une phrase allemande, certaines personnes me regarde de travers...... Courage....